Charif Benhelima : The Allochtoon

Colette Dubois

FluxNews, 2013

Après sa participation à Intranquilités au BPS 22 dans le cadre de Daba Maroc et son exposition « Polaroïds 1998-2012 » à Bozar, Charif Benhelima (°1967) va présenter entre le 16 mars et le 26 mai prochains une nouvelle exposition au BPS 22, The Allochtoon.

A travers le medium photographique et en relation étroite avec sa propre biographie - l’artiste est né à Bruxelles d’un père marocain expulsé de Belgique lorsqu’il avait trois ans, et d’une mère belge décédée lorsqu’il avait huit ans -, Charif Benhelima place la question de l’identité au centre de son travail.

Son premier travail, Welcome to Belgium, regroupait quatre séries de photographies autour de l’immigration à Bruxelles et à Anvers. Lors d’un séjour de quelques années dans le quartier de Harlem à New York où il réalise Harlem on my mind - I was, I am, il apprend qu’il a des racines juives sépharades. C’est aussi à ce moment qu’il décide d’utiliser le polaroïd. Contre une image photographique désormais numérique trop lisse, aux couleurs trop brillantes, l’image polaroïd est unique. Il joue de ses imperfections pour traduire son regard sur le monde, il l’agrandit et ainsi, elle affirme la dialectique entre visible et invisible qui caractérise son art. Sa découverte du Maroc donnera naissance à The Semites, une série de portraits, ceux d’une famille qu’il construit et qui est tout autant réelle qu’imaginaire. Les traits des visages photographiés disparaissent partiellement derrière un flash lumineux. L’artiste les présente derrière un mur de verre qui réfère d’abord aux murs séparateurs de peuples - de Berlin à la Palestine en passant par la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis -, la présence des reflets permet également au spectateur de se projeter dans ces visages, de se trouvé relié à la famille et non plus séparé.

L’exposition que vous êtes occupé à préparer pour le BPS22 s’intitule « The Allochtoon ». Pourquoi ce titre ?

Le mot allochtone est un terme néerlandais, déjà utilisé aux Pays-Bas avant 1954, s’est généralisé en Flandre au début des années 1990, et de plus en plus dans la langue française en Belgique. Je me demande pourquoi on utilise ce mot seulement ici en Belgique et aux Pays-Bas. Ce qui me pose problème, c’est de savoir pourquoi on crée plusieurs mots liés à l’immigration et pourquoi on continue toujours à créer des nouveaux mots. La question est : quand est-ce q’un migrant cesse d’être un migrant ? Quand il/elle est intégré(e) ? Le migrant n’est plus un migrant quand le pays d’accueil ne le nomme pas un migrant. Ce n’est pas évident de se debarasser du mot immigrant, de l’idée d’être toujours un immigrant malgré une bonne intégration, quand le pays qui le reçoit continue à lui donner toutes sortes de noms, tels qu’étranger, nouveaux arrivés, nouveaux belges et surtout allochtone.

Aux USA, par exemple, un pays où j’ai habité pendant trois années, tout qui est né là-bas est américain.

Et pour moi, c’est étrange : j’ai une mère belge, je suis né en Belgique et je suis vu comme un immigré. Pas seulement un immigré, un allochtone. Ce qui signifie ne pas appartenir à un groupe. Autochtone, c’est originel, allochtone désigne une autre catégorie séparée de celle qui est dite « originelle » et a une connotation négative. J’ai étudié le sujet et j’ai observé que le mot n’est utilisé que pour des gens venus des pays non occidentaux ou en voie de dévelopement économique et leurs descendants.

Notre reine, femme du roi, vient d’Italie, donc leurs enfants sont à demi belges. Pourquoi alors ne sont-ils pas vus comme des allochtones ? Je crois que nous avons beaucoup de choses en commun avec eux, mais nous, nous sommes vus comme des allochtones. Il y a abus dans l’usage de ce mot et c’est cela que je mets dans mon travail. L’exposition se concentre sur le mot et tout ce qui gravite autour de lui. Le stéréotype commence à partir de là. Je suis persuadé que ce mot a été créé et est utilisé pour séparer les gens, pour séparer négativement : celui qui n’appartient pas à la communauté.

Cela met en jeu tout votre travail.

Oui, on commence par les racines, on revient aux racines. D’où vient le problème avec les allochtones ? Je reviens alors à mon premier travail Welcome to Belgium. Dans le livre qui l’accompagne, j’ai reproduit la page d’une brochure que le ministère de l’emploi et du travail belge avait distribuée dans les pays d’Afrique du Nord pour recruter des travailleurs pour des emplois que plus personne ne voulait faire ici. Ils y promettaient tout : un travail bien payé, une vie confortable, une bonne éducation pour les enfants, etc. Et maintenant nous sommes là.

Ce type de brochure avait déjà existé auparavant avec l’immigration italienne.

Je ne connais pas la brochure dont vous parlez, mais je sais que les gouvernements espagnol, portugais, italien avaient décidé de ne plus envoyer de travailleurs en Belgique parce que les conditions de travail étaient dangereuses.

Oui, après la catastrophe minière du Bois du Cazier à Marcinelle.

Oui.
Et nous sommes ici. Je crois fermement que je ne suis pas responsable de l’histoire qui me précède, mais uniquement de mes propres conduites dans le présent et le futur. En effet, je crois que personne n’est responsable de l’histoire qui le précède. Dans le cas particulier dont nous parlons, il n’est pas de ma responsabilité que la Belgique ait fait une campagne pour recruter des travailleurs d’Afrique du Nord, que mon père soit alors venu, que ma mère et lui se soient rencontrés… Des liens très forts entre les pays impliqués se sont formés et établis. Tout le monde oublie cela – ou prétend l’oublier parce que c’est plus convenant - quand on parle d’allochtones, de migrants, de réfugiés, on oublie l’histoire qui est là derrière nous.

Qu’allez-vous montrer dans l’exposition ?

Je vais montrer la série complète Welcome to Belgium et l’installation photographique Semites : a Wall under Construction. La présentation de ce travail-ci utilise un mur. Quand on utilise un mur, qu’il soit physique ou imaginaire, c’est qu’on refuse de négocier. Ce qui se passe, par exemple, entre Juifs et Arabes alors que culturellement, le lien entre eux est très fort, ce sont des sémites. On ne peut pas négocier dans la perspective de la religion, celle-ci génère du conflit, tandis que la culture permet le dialogue ; pour moi, c’est très important. Un troisième travail, plus directement lié au mot allochtone, est actuellement en cours. Je ne peux pas en dire plus pour le moment.

Est-ce que l’exposition a une inscription particulière dans la région de Charleroi ?

Oui parce que c’est une ville qui est construite en grande partie par l’immigration, par des gens qui ont quitté leur pays pour venir travailler là-bas, pour chercher de meilleures possibilités de vie. Les mines et la sidérurgie ont ouvert cette perspective. Il faut aussi tenir en compte que le travail, la contribution de ces personnes qui ont laissé leurs familles, leurs amis, leurs pays, n’a pas seulement signifié de meilleures possibilités de vie pour eux et leurs familles, mais aussi pour la croissance et le développement économique et social de la Belgique elle-même. Et cela encore de nos jours. C’est important de parler de ces sujets dans des villes comme celle-là. Cela permet de se poser des questions sur le lieu et la situation d’où on vient, comment Tout cela a commencé. J’étudie actuellement les archives, des livres sur l’histoire de la ville de Charleroi et un quatrième travail qui y serait directement lié prendra peut-être place dans l’exposition...

Que pensez-vous de la situation actuelle de Charleroi ?

C’est aussi intéressant de parler de cela car cette ville a été créée sur de grandes possibilités économiques et actuellement, il n’y en a plus que très peu. Mais l’histoire ne peut pas s’arrêter là. Les gens sont simples, j’aime bien la ville. Elle a une vibration particulière.

Votre travail met en jeu une dialectique entre visible et invisible en relation avec l’allégorie au sens où l’entend Walter Benjamin - la plus petite chose qui se voit reliée à l’histoire dans un éclair.

Je suis d’accord, je travaille avec différentes couches. Déjà dans Welcome to Belgium, cette idée est présente. La première couche se trouve du côté de l’esthétique pour permettre aux gens d’entrer dans l’image. La deuxième couche est du côté de la narration, de l’histoire - le début, le milieu et la fin. Il y a aussi les couches historique, sociale et personnelle, qui font allusion à des rapports symboliques qui ne sont pas immédiatement visibles : c’est une idée que je poursuis dans mes autres œuvres. Ce qui appartient à l’invisible est ce qui exprime mon mode de communication.

Il me semble qu’une autre dialectique en découle, elle tient dans une violence contenue, jamais provocatrice...

Toutes mes œuvres ont un volet critique très fort vis-à-vis de la société et de la façon dont les gens pensent, mais c’est de façon subtile. Je ne veux pas faire dans le sensationnel. Par exemple dans le livre Welcome to Belgium, j’ai placé au début de chacun des quatre chapitres qui le constituent des notes de bas de page. Ce sont des extraits de textes officiels, des décrets flamands qui définissent les immigrés, les réfugiés, les illégaux de façon administrative et très froide. C’est très important car ça montre comment la société, le gouvernement décrivent et pensent les gens. Crier, c’est momentané et ça passe.