Sur les murs.

Jef Lambrecht

 

Ensemble, nous sommes allés visiter le Maroc, pays de son père. C’était peu avant le début des révolutions. Nous avons vu les foules à Rabat lors d’un concert de musique pop. Nous avons visité la Médina. Les vieux centres des villes arabes sont tous si différents. Nous avons contemplé le port et l’océan Atlantique. Voyager, c’est vivre autrement, plus intensément. Être ailleurs permet de lever le voile du temps. En bon Arabe qui se respecte, Charif Benhelima est un inlassable voyageur. Chaque voyageur part en définitive à la découverte de lui-même. Nous nous connaissons si peu. Même si nous, les Européens, sommes leurs voisins, notre connaissance des Arabes reste limitée. Comme si leur univers nous était inaccessible.

Lors d’un séjour aux États-Unis, Charif Benhelima a la surprise de sa vie : il apprend par hasard qu’il n’est peut-être pas aussi arabe qu’il pensait l’être. Il vient de finir son impressionnant projet Welcome to Belgium et se promène dans Manhattan, melting pot mondial par excellence, sous les tours de Babel, ruminant son projet suivant, Harlem on my mind. « À Harlem, je me sens plus belge qu’à n’importe quel autre endroit sur terre, » pense-t-il, lorsqu’il pénètre dans un magasin B&H, sorte de Disneyland de la photographie, près de Penn Station. On lui fait là une annonce inattendue : le caissier, un Juif orthodoxe, lui apprend que son nom de famille, Benhelima, est révélateur de ses racines séfarades. Il reste interdit. Si tel est le cas, ses ancêtres sont des Juifs d’Espagne, du Portugal ou d’Afrique du Nord. Charif tient là un nouvel élément de réponse, obtenu de façon aussi surprenante que spontanée, dans sa quête incessante sur les complexités de son identité. Il se savait déjà à moitié marocain, né à Bruxelles, et élevé près de la frontière française dans une famille flamande. Cet élément en soi suffisait déjà largement à remplir toute une vie de questionnement identitaire. Se peut-il qu’en plus de cela, il soit également d’origine juive ? Avant la création de l’État d’Israël en 1948, un quart de million de Juifs vivaient au Maroc. Des centaines de milliers étaient dispersés ailleurs dans le monde arabe. La communauté marocaine est l’une des plus anciennes de la diaspora juive. Aujourd’hui, près de 65 ans plus tard, il n’en reste plus que quelques milliers. Beaucoup occupaient le devant de la scène politique et culturelle. L’un d’eux, André Azoulay, est un conseiller proche du roi Mohammed VI, et était déjà conseiller de son père Hassan avant lui. Occasionnellement, il y a eu, par le passé, des mariages mixtes juifs-arabes au Maroc. Charif s’est demandé s’il était un descendant d’une alliance hybride de ce genre, alliance qui paraît hors de question de nos jours. Est-il possible d’être Juif et Arabe, le feu et l’eau, le jour et la nuit ? Quel sentiment procure cette double descendance, de Sarah et d’Agar, d’Ismaël et d’Israël ? Il s’est plongé dans les archives familiales et a écouté les histoires des anciens, à la recherche d’indices. Il les a trouvés.

Il a rassemblé les photographies de ses ancêtres décédés et a photographié ceux qui vivaient encore. Il a pris des photos de photos avec un Polaroïd, en utilisant un flash qui en estompait encore les visages, les faisant comme fuir dans le temps, à l’image d’un souvenir lointain. Les Polaroïds sont des images imparfaites, mais instantanées. Le flash les a rendues d’autant plus imparfaites, mais ces photos ont capturé le déclic de l’appareil, l’instant où ces reproductions ont été effectuées. L’appareil lui-même appartenait déjà au passé. Avant l’ère numérique, le Polaroïd était particulièrement adapté aux situations intimes ou familiales. En surexposant ses modèles, ceux-ci devenaient des ombres aux contours flous, plongées dans le sépia, séparées du spectateur par une zone frontière lumineuse, temporelle et affective. Ce procédé renforçait le caractère privé de sa recherche. Ses modèles demeuraient en sécurité, leurs noms n’étant connus que dans le cercle familial qui avait ses propres règles protectrices. Les photos sont à la fois anonymes et interchangeables, comme des souvenirs évanescents. Ces reproductions de reproductions les ont précipitées encore davantage dans les abysses de l’océan temporel. Benhelima semble quant à lui figer ce souvenir précieux avant qu’il ne soit perdu à jamais. Dans le monde réel aussi, ses modèles, les membres de sa famille, sont des spectres, éloignés dans le temps et l’espace, apparentés sans être proches. Ils font partie d’un mur désormais, donné à voir au public, mais derrière une barrière, protégé d’un voyeurisme déplacé et inapproprié. Le photographe ne révèle pas. Au contraire, il laisse de côté certaines informations afin de mieux montrer. Le résultat de ce paradoxe est la reconstruction d’un paysage idyllique, quasiment prébiblique, où les Arabes et les Juifs sont des parents proches, comme les branches d’un arbre, un réseau, un labyrinthe. Seuls les initiés comprennent. Pour le monde extérieur, la surprise n’a d’égal que l’incrédulité. Nous découvrons une ville qui, selon nous, ne peut exister, car nous sommes habitués à la rivalité dangereuse qui sépare les Juifs des Arabes. Mais jusqu’où l’antagonisme qui continue de menacer la paix mondiale est-il enraciné ? Et que reste-t-il des stéréotypes contemporains si ces deux nations sont entremêlées et liées par le sang ? L’autre est en nous. L’homme blanc est dans l’homme noir, le noir est dans le blanc. L’antagonisme est fictif et artificiel, selon Charif Benhelima. Les Juifs et les Arabes proviennent du tronc commun des Sémites. Nous sommes des neveux, m’a dit un jour un chauffeur palestinien à Amman, nous sommes « sam-sam ». Il frotta ses index l’un contre l’autre pour se faire comprendre. Sam-sam. Semblables. Il existe une vieille comptine pour enfants, connue jusque dans les endroits les plus reculés de notre monde. Certains disent qu’elle est marocaine, d’autres pensent qu’elle est hébraïque, voire araméenne. La voici :

A ram sam sam, a ram sam sam
Guli guli guli guli guli ram sam sam
A ram sam sam, a ram sam sam
Guli guli guli guli guli ram sam sam
A rafi, a rafi...

Parfois, les chanteurs de cette comptine universelle l’illustrent par des gestes dépourvus de sens. Est-ce a rafi ou arabi ? Y a-t-il un sens caché ou s’agit-il des paroles d’un petit enfant, magiques et enchanteresses ? Samsam désigne un bébé en ourdou. La chanson est une marque de tendresse et, dans son apparente innocence, elle est pleine de mystère. Un artiste est un enfant dans un monde qui ne s’acclimate pas.

Nous pourrions également nous interroger sur l’existence d’un lien avec la formule magique « Sésame, ouvre-toi ! », issue de l’histoire d’Ali Baba et des Quarante Voleurs des contes des Mille et une Nuits. En Arabe, la phrase qui ouvre cette porte dans la roche pour donner accès à la grotte aux trésors est « iftah ya simsim ». Simsim, samsam... Samsam, same-same, Semsem... Tous les Arabes et les Juifs sont des enfants de Sem, fils de Noé, survivant du Déluge, ancêtre d’Abraham, lui-même ancêtre des deux tribus. Les descendants d’Israël et d’Ismaël ne sont-ils pas liés par les racines de leur langue et de leur culture ? Qu’y a-t-il dans un nom ? Quelle différence une lettre peut-elle faire ? La typographie existerait-elle seulement sans les Sémites ? La civilisation doit son existence à leur invention de l’alphabet. Ils ont donné à l’humanité une histoire qui nourrit encore notre imagination collective. Charif a décidé de faire figurer dans un livre muet, dépourvu des mots qui unissent tout autant qu’ils divisent, son histoire des Sémites et le mur invisible, imaginaire qui sépare les descendants de Sem.

Son livre éloquent de photographies n’a ni début ni fin, ni recto ni verso. Il s’ouvre au milieu, comme un parchemin. Un livre sans hiérarchie, comme semble l’avoir pensé l’artiste. Il a sélectionné 67 photos de femmes et 67 portraits d’hommes. Il en a ajouté un de lui-même. Ce n’est pas par hasard s’il y a 135 photos. 1+3+5 font 9, le chiffre le plus élevé, symbole d’achèvement. Dans les traditions ésotériques des Arabes et des Juifs, les chiffres et les lettres sont les dépositaires de sens caché. En y faisant référence, Benhelima ajoute l’universalité à sa saga personnelle.

Ce « faux documentaire » d’« identités contradictoires », comme il appelle Semites, est une nouvelle étape importante de l’épopée du fils flamand d’un migrant, né étranger. C’est aussi une parabole politique surprenante et encourageante, à plusieurs niveaux de signification. Elle semble inspirée par la question de la capacité de l’art à sauver le monde. Le rôle de miroir joué par Semites en constitue l’essence. Nous ne regardons pas la famille de l’artiste, mais nous-mêmes. Ce n’est pas un autoportrait aux identités contradictoires. C’est un portrait de tout homme. Les contradictions et séparations qui nous divisent et l’identité que nous pensons détenir ne sont qu’une projection de la façon dont nous sommes déchirés. L’homme noir est dans l’homme blanc, le Grec est dans l’Allemand, le Juif est dans l’Arabe. L’acceptation de notre division interne nous ouvre des perspectives inattendues, a fortiori dans un territoire divisé comme la Belgique ou l’Europe, mais aussi dans le monde en général, puisqu’il n’est pas homogène. Cela nous rappelle cette absurde vérité voulant que l’union fasse la force. L’union qui est dans la division. Le poète est un prophète. L’artiste dépeint son temps mieux que le photographe. Et si l’artiste est un photographe, ses photos ne sont pas des portraits.

Les techniques utilisées par Charif Benhelima pour raconter son histoire obscurcissent la zone floue entre fiction et réalité. Le flash se réverbère et finit par assombrir. Il force le spectateur à réfléchir. Le spectateur observe en définitive sa propre personne et par corollaire le monde qu’il pensait connaître sous un autre angle. Il voit le mur intérieur qui lui bouche la vue. Semites invite à une compréhension qui s’avère essentielle pour aborder certaines des grandes questions de notre époque. L’écart entre « nous » et « eux » est comblé par l’« autre » que nous incarnons tous. Nous n’avons pas seulement un mur intérieur, nous avons aussi un voisin intérieur. Il n’est pas nécessaire de savoir tout cela lorsqu’on lit Semites. Ce travail ne nécessite pas d’explications. Il suffit de voir et de ne pas s’être départi de sa capacité à rêver.